mardi 7 juin 2011

Raid sur Kerdous. Récit d'une mission de terrain (décembre 2005)

Je préparais le voyage pour le Sous depuis Paris. Après de nombreux coup de téléphone aux amis de Tiznit et de la région, je constatais que personne ne connaissait ce village perdu dans la montagne, loin de tout. D’après ce qu’ils avaient pu apprendre, le plus proche souk hebdomadaire se trouvait à 6km par une piste poussiéreuse. Aucun autocar ou taxi collectif ne desservait donc le village, renforçant ainsi son isolement naturel.

La date du départ approchait et toujours pas de contact à me raccrocher une fois arrivé au Maroc, personne pour pouvoir m’introduire auprès des habitants de Kerdous, que j’imaginais comme tous les villages ou autres hameaux de la campagne du Sous, fermés et soupçonneux à l’égard de l’étranger que j’étais. Le fait d’être Berbère et de parler berbère comme eux était un avantage. Mais saurais-je cacher mon statut de « Fils de Danone » comme on appelle les enfants d’émigrés ayant grandis en Europe ? (étrange image que celle d’enfants nourris par cette fantasmagorique corne d’abondance symbolisée par une multinationale du lait). J’en doutais fort. De plus je n’étais pas un « Fils du pays » car mes racines me rattachaient à un pays bien éloigné de là, plus proche du lointain Oued Noun que de Kerdous. Encore une raison de plus pour se méfier de moi.

Bref, à quelques jours de mon départ, les contacts que je connaissais sur place ne m’avaient pas beaucoup aidé, personne ne connaissant de près ou de loin un habitant ou une personne originaire de ce fameux village. Je décidais alors de tenter ma chance sur l’un de ces nombreux forums de discussion apparus ces 2 ou 3 dernières années et qui réunissait ceux qui s’intéressaient au Sous, essentiellement les enfants de ces immigrés chassés par la misère de cette région. Je me concentrais sur les deux principaux forums du genre et présentais mon problème, je demandais tout simplement si quelqu’un pouvait m’indiquer une personne connaissant Kerdous ou qui pouvait m’introduire dans ce village, en précisant que mon voyage se faisait dans le cadre d’étude universitaire. Après quelques jours d’attente j’eus enfin une réponse d’un internaute qui m’informait comment me rendre sur place et m’indiquant que des membres de la famille de l’ancien caïd Addi (celui-là même qui avait accueilli El Hiba à Kerdous !!) possédaient un petit hôtel à Agadir dans le quartier de Talberjt.

Enfin une piste ! Je fis de rapide recherche, toujours sur internet, pour trouver le numéro de téléphone de ce fameux hôtel. Une fois chose faite, j’appelais, le réceptionniste me donna le numéro de téléphone pour joindre le directeur de l’hôtel qui était alors absent. Un autre coup de fil me permis enfin d’entrer en contact avec ce dernier. Après m’être présenté et lui ayant expliqué mes objectifs il me confia honnêtement qu’il n’avait plus beaucoup de contact avec le village de ses parents mais me promis de voir si son frère pourrait m’aider. Méfiant, il me demanda mon adresse e-mail et promis de m’envoyer le numéro de téléphone de son frère dès que possible.

Il ne restait plus qu’à attendre. Un peu déçu par ce bref échange téléphonique, je maudissais cette méfiance quasi atavique de mes compatriotes, méfiance que je mettais alors sur le compte du système policier établi sous le règne d’Hassan II par Oufkir, Dlimi et Basri. Mais en rentrant chez moi quelle ne fut pas ma surprise de trouver le courriel si attendu du directeur de l’hôtel me communiquant les coordonnées de son frère.

Du fait de l’heure tardive, je mettais au lendemain l’appel qui allait me fixer définitivement sur les chances de succès de mon voyage. J’appelais donc mon contact (Si Hmed) lui expliquant que, étudiant en Histoire, j’étudiais l’histoire d’El Hiba et de Merebbi Rebbo qui avaient trouvé refuge un temps à Kerdous. Moment d’hésitation de sa part qui se traduisait par un long silence avant de me répliquer qu’il faudra reprendre contact avec lui dès mon arrivée à Agadir. Ne voulant pas brusquer ce fragile lien qui pouvait me relier à mon but, j’obtempérais rapidement en lui promettant de l’appeler dès mon arrivée.

Une fois sur place je rappelais mon contact qui paraissait toujours pressé quand je l’avais au bout du fil, comme si mes demandes le gênaient. Je lui parlais d’une photo faite à Kerdous en 1934 lors de l’entrée des troupes coloniales et qui représentait le caïd Addi et son fils Mohamed. Finalement lui indiquant que je me trouvais à Tiznit et non pas à Agadir il me demanda de le rappeler le lendemain vers 11h, le temps pour lui de retrouver le numéro de téléphone d’une personne qui se trouvait à Kerdous. Il m’indiqua aussi la personne à rencontrer sur place, un vieillard du nom de Moh Ou Tahar qui s’avérera être le neveu du caïd Addi.

Le lendemain je décidais de me rendre directement sur place et de n’appeler mon contact qu’une fois sur place. Je partis, accompagné d’un ami. Etant en décembre on nous conseilla de nous habiller chaudement car à cette époque de l’année il faisait froid dans ce pays des Montagnards (Iboudrarn). On nous indiquait le chemin à suivre, il fallait prendre un taxi collectif qui faisait la liaison entre Tiznit et le Souk El Jama des Ida Ousemlal mais de descendre avant, près d’un grand hôtel perdu au milieu de ces montagnes. Cet hôtel portait justement le nom de Kerdous, et avait été érigé au sommet de la montagne appelé par les gens du pays Afoud (le genou). L’établissement était moins célèbre que son propriétaire, un de ces riches montagnards qui avait fait fortune dans le Gharb, Momo Lhous. Depuis l’hôtel, une petite route de 3 kilomètres et récemment goudronnée devait nous conduire enfin à Kerdous.

Une fois dans le taxi collectif (une grosse Mercedes où s’entassent 6 personnes, 4 à l’arrière et 2 sur le siège au coté du conducteur) nous primes résolument la direction de Ouijjan, à l’Est de Tiznit. Au pied d’un passage qui conduisait au cœur de la montagne, elle fut souvent âprement disputée pour cette raison. « Nous autres gens d’Ouijjan, nous sommes comme des pierres, dans un passage étroit, au milieu de la boue. Nous aidons les gens à passer, mais nous, nous restons dans la boue » confiait en 1917 l’un des habitants de cette bourgade au fameux capitaine Justinard[1]. J’étais assez excité car nous allions traverser un pays chargé d’Histoire mais que je n’avais jusque là parcouru que par les écrits.

A une dizaine de kilomètres à peine après la sortie de Tiznit nous laissions sur la gauche un panneau indiquant la direction du village d’Anou n Addou, patrie de naissance du plus grand trouvère, pour les gens du Sous, l’irremplaçable El Hajj Belaïd. C’était aussi la marque que nous pénétrions dans le territoire des Ida Oubaaqil, tribu auquel appartenait Kerdous.

Un peu plus loin nous laissions Ouijjan sur la droite pour aborder les premières rides de l’Anti-Atlas et traverser peu après le rieur village d’Assaka, le fameux Assaka Oublagh, siège d’une vieille famille de notables qui, tout au long du 18ème et 19ème siècle, avec l’appui du Makhzen d’alors, tinrent longtemps tête aux chérifs du Tazeroualt.

Après avoir longtemps sillonné une route qui ne cessait de monter dans des virages impressionnants et des paysages magnifiques qui défilaient devant nos yeux, nous aboutîmes dans une sorte de cuvette où s’étalait devant nous le gros village de Tighmi, souk hebdomadaire d’une fraction des Ida Oubaaqil dont elle portait le nom. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un alignement anonyme de cubes en bétons roses sombres posés le long de la route goudronnée qui la traverse de part en part. Mais ce nom et ces montagnes qui nous entourent évoquent en moi un long poème relevé et présenté par Justinard au début du siècle passé[2]. Il évoquait la réunion des tribus à Tighmi[3] qui avait précédé l’attaque conte le camp d’une harka makhzen établi alors à Ouijjan et envoyé par le fameux Ba Hmed pour réduire ces hérétiques du Sous.

Après un bref arrêt, nous reprenions la route et de nouveau la montagne s’imposa à nous. Longue montée sinueuse, magnifiques reliefs piquées d’arganiers. Parfois, au détour d’un virage, s’offrait à nous de larges carrés de fiers et hauts Thuyas ou Genévriers alignés au cordeau, trace d’un travail de reboisement ancien dans cette région. Ce que je découvrais alors comme un point positif, les arbres retenant la terre et stoppant ainsi une érosion meurtrière pour ces régions, était vu par les gens du pays comme une marque de l’injustice du pouvoir central. Les terres où s’élevaient ces arbres avaient été prises à tous ceux qui n’avaient pu produire un acte de propriété écrit !

Arrivé au kilomètre 54 de la route Tiznit-Tafraout se dresse devant nous comme une citadelle des temps anciens, l’Hôtel Kerdous. L’architecte a essayé de reproduire les formes des anciens greniers fortifiés du pays ; et si ce n’était son coté trop « pimpant » on s’y méprendrait. Arrivé au niveau du parking de l’hôtel ; le taxi s’arrête pour nous laisser descendre. Nous apercevons immédiatement un petit panneau indiquant Kerdous 3km, mais oubliant un instant ce pourquoi je suis là, je me dirige vers un petit muret qui sépare et délimite le parking, au-delà duquel, un peu en contrebas, s’allonge la route et tout de suite après les précipices. Un paysage vertigineux de montagnes. J’observe cette longue route bleue et serpentante qui nous a amenée jusqu’ici, le feuillage des arbres « spoliateurs », au loin dans la cuvette je distingue Tighmi, l’air est frais et sans vent.

Reprenant nos esprits, mon ami et moi nous nous dirigeâmes au bar de l’hôtel pour prendre une boisson chaude et discuter un peu avec le serveur. En attendant nos cafés au lait, j’appelle le contact d’Agadir et lui explique que nous sommes déjà sur place, à l’hôtel, à deux pas du village. Il m’apprend alors qu’il n’a pas réussi à joindre la personne qu’il connaissait résidant à Kerdous et nous conseille de nous rendre directement au village, facile à atteindre par une petite route et de demander à voir le vieux Moh Ou Tahar, mais avant tout de demander à parler à Moulay Brahim, un Oukerdous, un homme originaire de Kerdous, qui travaille à l’hôtel et pourrait nous donner quelques indications supplémentaires.

Nous demandons alors au serveur s’il serait possible de parler à ce Moulay Brahim. Il y a selon lui plusieurs Moulay Brahim qui travaillent dans l’établissement mais va se renseigner pour trouver celui qui vient de Kerdous. Il disparaît.

Peu après s’avance vers nous un homme mince à la moustache grisonnante, c’est l’homme de Kerdous, il est en fait natif du hameau des Id Ben Amer, groupement de marabouts (igourramn), accroché à une colline et faisant partie de l’ensemble villageois rattaché à Kerdous, et où, nous l’apprendrons plus tard de la bouche de Moh Ou Tahar, Cheikh Hmed El Hiba aurait donné des cours de sciences religieuses à de nombreux élèves qui devinrent plus tard de grands érudits tel, toujours selon lui, El Mekhtar Soussi. Nous nous présentons comme « introduit » par Si Hmed de l’hôtel d’Agadir et lui faisons part de notre désir de visiter le tombeau du Cheikh du village. « Zurat gis, hati illa gis el baraka », « Visitez-le, il apporte une bonne baraka » nous répond-il. Il nous indique qu’à l’entrée du village se trouve une petite épicerie où l’on pourra acheter quelques présents (Thé, Sucre) et y trouver quelqu’un pour nous emmener à la maison de Moh Ou Tahar. Nous le remercions pour tous ses conseils et nous entamons notre marche sur Kerdous.

La petite route goudronnée nous fait parcourir un paysage dénudé où seul un cimetière entouré d’un muret de pierres est la seule tâche de verdure visible à nos yeux. Nous passons près de quelques hameaux où des femmes sur le pas de leur porte nous observent intriguées. Au loin une petite bergère appelle ses brebis qui s’éparpillent à la recherche de quelques herbes. Enfin au détour d’une butte, Kerdous nous apparaissait enfin. La masse d’un grand et lourd bâtiment, aux murs passés à la chaux, s’imposait à nous. Il s’agissait, comme nous l’apprendrons plus tard, de l’ancienne maison du caïd Addi bâti par toute la tribu soumise à un système de corvée imposé durant la période coloniale qui débuta en 1934 dans la région. Accolée à l’édifice s’élève la blanche koubba[4] du Cheikh et qui contient en fait deux chioukh, deux frères, Cheikh El Hiba et Cheikh Naama.

A l’entrée du village, un groupe de jeunes au travail occupé à creuser des tranchées pour les futures canalisations qui doivent apporter l’eau courante à ses habitants.

Après les avoir salués nous pénétrons dans la petite épicerie plantée là comme un poste frontière où il faut montrer patte blanche avant d’entrer à Kerdous. Nous informons l’épicier que nous sommes venus pour visiter le Cheikh et rendre visite au vieux Moh Ou Tahar. Il envoie alors quelqu’un chercher les clés de la koubba. Après avoir acheté un pain de sucre et deux kilos de thé vert nous suivons le jeune homme qui doit nous conduire au Cheikh et qui se révèle être le petit-fils de Moh Ou Tahar. Sur le chemin nous lui expliquons que nous voudrions voir son grand-père après avoir fait nos prières au Cheikh et nous lui remettons le pain de sucre et les deux paquets de thé en guise de tarzift, de présent. Il nous laisse seuls après nous avoir ouvert la porte.

Nous entrons et découvrons deux cénotaphes couverts d’une pièce de toile verte, parcourue de versets du Coran. Sur le sol deux grands tapis, des murs blancs et nus, et entre les tombeaux anonymes une grande caisse en bois sans le cadenas qui la tient close habituellement et qui recueille les offrandes des pèlerins lors de l’almouggar, le rassemblement votif annuel (chaque 21 juillet de l’année). Nous profitons de ce laps de temps pour prendre rapidement une photo du lieu saint. Peu après un homme fait son entrée, il est chargé de faire la prière avec nous et de recueillir notre don. Nous lui demandons de nous indiquer laquelle des tombes est celle d’El Hiba, il n’a pas la réponse, nous fait la remarque que c’est la même chose, les deux chioukh possèdent la même baraka, mais il soulève tout de même les toiles qui les recouvrent et où des inscriptions indiquent l’identité des saints défunts. La tombe la plus éloignée de la porte est celle d’El Hiba (mort en 1919).

Le jeune homme qui nous a ouvert la porte du tombeau revient pour nous conduire à la maison de son grand-père. Nous sortons alors pour longer la massive et blanche maison vide de l’ancien caïd puis les rives asséchées de l’assif n Kerdous avant d’aboutir à un groupe de maisons en pierres. Au seuil d’une porte grande ouverte, un homme mince, moustachu, emmitouflé dans une tajelabit[5] de laine nous accueille sourire aux lèvres. Il s’agit de Saïd l’un des fils du fameux Moh Ou Tahar. Il nous fait l’honneur de sa tamsrit, salle des invités, au sol recouvert de nombreuses nattes, elles-mêmes couvertes de lourdes couvertures bigarrées made in China. Nous sommes en hiver et il fait froid dans ces montagnes, la nuit les températures approchent facilement le zéro d’où ces renforts en acrylique. Très vite la tisent, le sel que tout hôte doit « partager » avec son invité, nous est servi. D’abord le plateau à thé accompagné de mises en bouche (pain, beurre fondu, miel, amlou[6]) puis un petit tagine.

Quelques mots échangés et voilà le vieux Moh Ou Tahar qui fait son entrée. Une tajelabit bleu, une longue rezza qui enserre son crâne rasé et son cou, enfin une lourde couverture frappée d’un tigre stylisé remplace sur ses épaules le vieil aselham de laine porté habituellement dans ces froides périodes. Le vieillard devait dormir et nous avons interrompu maladroitement, par notre intrusion, son repos. Avec l’entrée d’un autre de ses fils, Lahsen, l’atmosphère bon enfant jusque là se teinte de suspicion. Peut-être nous prend-il pour des chercheurs de trésors attirés par certaines ruines présentes à Kerdous. Dans la région du Sous la croyance de trésors cachés sous les décombres d’une demeure des temps anciens, et retrouvés par certains lettrés guidés par les indications d’un vieux parchemin, reste profondément ancré dans les esprits. Lahsen nous demande d’où nous venons et ce qui nous amène à Kerdous. Son frère lui explique que nous sommes là pour El Hiba et son histoire, que nous avons été conseillés par Si Hmed d’Agadir de venir voir leur père, seul susceptible de répondre à nos questions.

Un étrange dialogue s’établit alors où je pose les questions au vieil homme mais c’est Lahsen, à peine rassuré par les motivations de notre visite, qui répond. Tout de suite, à mes questions sur El Hiba, il tient avant tout à rétablir une certaine vérité. Il affirme la constante fidélité de ses ancêtres à la légitimité des Alaouites[7]. Le Cheikh Hmed El Hiba était autrefois bien au centre de la résistance des tribus face au colonialisme mais ce combat se faisait alors au nom de Moulay Youssef, grand-père d’Hassan II ! Donc son grand-oncle, le caïd Addi, qui le soutenait, ne s’opposait nullement aux ancêtres du souverain actuel. En tenant ce propos, il ne fait que reprendre le discours de l’historiographie officielle. Je n’ose lui faire remarquer que les Français se battaient à l’époque aussi au nom de Moulay Youssef. Il ne faut pas oublier que depuis 1934 tout le Maroc a été unifié par la force au nom et au profit des Alaouites. Avoué que ses ancêtres avaient soutenu ce que les souverains de Rabat nommaient avec mépris un rogui[8], serait aujourd’hui maladroit ; il y a quelques années cela aurait même été dangereux.

J’essaie de recadrer l’entrevue vers Moh Ou Tahar mais il semble être un homme fatigué, à la mémoire chancelante. A des éclairs de grandes lucidités succèdent des moments de confusion dans son esprit. Quand j’explique à l’un de ses fils que je fais mes études en France et que je ne viens à tamazirt, au pays, que de temps au temps, Moh Ou Tahar a cette réflexion moqueuse à mon égard : « Iws n Fransa a iga ghwa », « C’est un enfant de France celui-là ». Mais quand je lui explique que mes racines me rattachent à Lakhsas, il me demande des nouvelles du caïd El Hanafi, ancien caïd de Lakhsas mort en 1945 !

Il m’apprend tout de même que, étant né en 1918, son prénom de Mohamed (Moh est un diminutif) lui a été attribué par El Hiba lui-même qui moura l’année suivante. Son père est Tahar Ou Hmed, frère cadet du caïd Addi. Il n’a donc pas connu personnellement El Hiba, par contre il garde en mémoire des images de son successeur et frère Merebbi Rebbo. Il m’apprend par exemple que, contrairement à ce qu’affirmait une fiche de renseignement de 1929 trouvé aux archives de Vincennes[9], Merebbi Rebbo, malgré les nombreuses années passées au milieu de ces Berbères, ne parlait pas du tout tachelhit[10] mais seulement sa langue maternelle, la hassanya[11]. Il m’affirme par contre que deux des fils d’El Hiba, Hassan et Mohamdi, ayant grandi à Kerdous parlaient couramment la tachelhit.

Quand je lui demande la cause de la mort de Cheikh Naama enterré près de son frère sous la koubba, il répond que c’est d’une mort naturelle. Cette réponse ne me satisfait pas. Selon les rapports militaires de l’époque, Merebbi Rebbo fut fortement soupçonné par ses frères d’avoir fait empoisonné Cheikh Naama qui s’opposait à lui et à son autorité au sein des Ouled Ma El Aïnin. Le fait de retrouver son tombeau auprès de celui d’El Hiba est en quelque sorte un aveu de culpabilité de Merebbi Rebbo qui pour éviter l’éclatement du parti d’opposition qui entourait Naama, enterra ce dernier près de celui dont il tirait sa légitimité. De nombreux autres fils de Ma El Aïnin moururent à Kerdous mais ils furent simplement enterrés dans le cimetière de timzguida n Kerdous, la mosquée de Kerdous. Information confirmée par Moh Ou Tahar qui cita nommément l’un d’entre eux, Chebihenna. A la décharge du vieillard de Kerdous, il faut souligner que lors de la mort de Naama, en 1921, il avait à peine 3 ans, et quant il atteignit l’âge de comprendre les choses, les tensions internes aux Ouled Ma El Aïnin de Kerdous avaient eu largement le temps de s’apaiser.

Le vieil homme met du temps à répondre à mes questions et souvent c’est son fils Lahsen qui répond pour lui. A ma question sur les raisons du choix d’El Hiba pour Kerdous comme refuge et pas un autre village de l’Anti-Atlas, il me répond que le caïd Addi était alors considéré dans toute la région comme un homme d’honneur qui ne trahissait pas. Son fils, Saïd, m’explique que cette aura d’homme droit, il la tenait de son père El Mqaddem Hmed qui était toujours choisi comme arbitre des conflits régionaux.

A mes questions sur les Aït Ouamazzer, grande famille rivale de celle du caïd de Kerdous il me confirme que ni El Hiba ni Merebbi Rebbo ne prenait partie dans ces conflits internes à la tribu des Ida Oubaaqil. Par contre sa mémoire lui fait défaut pour désigner le chef de cette famille. Je lui parle du fameux Hmed Gouamazzer assassiné en 1917 mais ce nom ne lui dit rien, idem pour Hemmou son frère. Je l’interpelle ensuite sur un légionnaire suisse qui déserta, se fit musulman au contact des tribus du Moyen-Atlas pour, après bien des péripéties, trouver refuge en 1923 à Kerdous auprès de Merebbi Rebbo. Il semble bien connaître l’homme et a même une réflexion remettant en question son état de converti, « Inna yak is iga amouselm mach ma ti zran ? », « il prétendait être musulman mais qui sait ? ». Il m’indique la place de son ancienne maison où il logeait avec son épouse. Je lui montre ensuite une photo prise en 1934 au seuil de la maison du caïd Addi où figure ce dernier ainsi que son fils aîné et deux autres personnages que je souhaiterais qu’il identifie mais là non plus aucune réaction de sa part. Ses fils sont plus prolixes, ils reconnaissent très bien l’endroit où a été prise la photo mais butent sur l’identité des autres personnages.

Le dernier témoin vivant de la période hibiste de Kerdous me parait bien fatigué et sa mémoire hélas trop chancelante me pousse à mettre un terme à l’entretien qui aurait pu être très enrichissant si l’homme avait été plus alerte.

Nous prenons congé de Moh Ou Tahar et c’est accompagné de Lahsen et Saïd que nous sortons pour prendre des photos de cette mythique Kerdous. Ils m’expliquent que le village dispose de 14 puits pour ses besoins en eau, élément appréciable dans ces régions à la pluviométrie si irrégulière. Ils me désignent la petite maison du déserteur situé au pied d’une butte couronnée d’un hameau fortifié, Tagadirt. Nous visitons ensuite l’ancienne maison en ruine du caïd Addi, accolée à la neuve où se trouvent les tombeaux des fils de Ma El Aïnin. Ils m’expliquent que le caïd Addi avait accueilli El Hiba dans sa maison même et lui avait attribué une partie de celle-ci. Pour se faire une partie de la famille du caïd avait dû déménager à Tagadirt pour laisser la place au fugitif. Ils me montrent alors une porte percée (qui fut murée après la fuite de Merebbi Rebbo), juste après la porte principale de la maison, immédiatement sur la droite, et qui conduisait directement aux appartements d’El Hiba. On pouvait ainsi rendre visite à ce dernier sans déranger le caïd et inversement. Ils me montrent une pièce de la maison détruite par les bombardements de 1934 (Kerdous fut frappé 3 fois selon eux)[12] qui tua sur le coup des imhdarn[13] surpris pendant leur apprentissage. Est-ce le poids des murs renversés sur eux où leur statut de bienheureux, jeunes innocents tués récitant les saints versets, quoiqu’il en soit leurs corps ne furent jamais dégagés et ils demeurent là pour toujours. J’apprends aussi que lors de ces bombardements toute la population allait se réfugier dans des grottes toutes proches, situés au lieu-dit Igui Ifratn.

On nous fait découvrir les restes d’un mur d’enceinte dressé derrière l’ancienne maison, sur son flanc nord, dont le but était de protégé le caïd et sa famille des attaques des Aït Assif Oudrar, sous fraction dominée par les Aït Ouamazzer, qui depuis les hauteurs qui dominent Kerdous faisaient parfois rouler de lourds rochers sur la demeure. Face à la maison caïdale, plein sud, une autre hauteur surmontée de quelques vieilles ruines, Igui Ougadir[14], où les gens de Kerdous, plaçaient des sentinelles chargées de surveiller cette dangereuse et haute frontière des Aït Assif Oudrar. Kerdous se trouvait donc dans une position difficile en cas de conflit avec ces belliqueux voisins on peut supposer qu’une des raisons de l’hospitalité du caïd Addi fut justement de se servir de la présence du Cheikh El Hiba pour se mettre à l’abri de ces attaques. C’est aussi sur ces pentes qui mènent aux limites des Aït Assif Oudrar, entre la maison du caïd et le hameau des Id Ben Amer, que s’établirent les tentes des disciples et autres familiers d’El Hiba, renforçant encore physiquement la protection de la maison du caïd Addi.

Avant de prendre congé de nos hôtes, nous prenons une dernière photo, symbolique à plus d’un titre. Essayant de reproduire le geste effectué plus de 70 ans auparavant par un anonyme photographe militaire (prenant en photo le caïd Addi et ses proches), les petit-neveux du caïd Addi posent avec moi devant la porte de l’ancienne maison où El Hiba et Merebbi Rebbo furent si longtemps les hôtes de Kerdous.



[1] JUSTINARD (Léopold), Un grand chef berbère. Le caïd Goundafi, Casablanca, Editions Atlantides, 1951, pp.148-149.
[2] AGROUR (Rachid), « Tradition orale et histoire écrite. Les tribus berbères de l’Anti-Atlas face au caïd Saïd Aguelloul (1897-1900) », Etudes et Documents Berbères, 18, 2000 : 139-152.
[3] Tighmi désigne à l’origine une des fractions des Ida Oubaaqil. Le Tighmi que nous traversons est en fait le Souk el Had n Tighmi ou marché du lundi de Tighmi, lieu de réunion extraordinaire de l’assemblée général de toute la confédération Ida Oultit (Ida Oubaaqil, Ida Ousemlal et Ida Gouarmoukt) pour la prise de décision importante engageant tout le groupement. Lieu choisi pour sa position géographique centrale au sein du territoire des trois tribus. En général, ces réunions avaient lieu quand une menace extérieure (le pouvoir central, le Makhzen) se profilait depuis la plaine.
[4] Koubba, terme arabe désignant un bâtiment funéraire renfermant la tombe d’un saint et souvent objet de pèlerinage votif.
[5] Tajelabit (pl. tijelouba), terme berbère désignant une longue et ample blouse de laine ou de toile avec capuchon, l’équivalant arabe est « jelaba ».
[6] Amlou : pâte sucré à base d’amandes et d’huile d’argan.
[7] Dynastie au pouvoir au Maroc depuis le 17ème siècle et à laquelle appartient le roi actuel.
[8] Depuis la seconde moitié du 19ème siècle les prétendants au pouvoir, ces hommes qui osent se dresser contre lui, le makhzen alaouite les nomme dédaigneusement rogui, du nom de l’un d’entre eux qui marcha trop imprudemment sur Fez : en 1862, Jelil Rogui de la fraction Roga de la tribu Seffian du Gharb ; en quelques jours il fut rapidement et facilement réduit.
[9] S.H.A.T., Chef d’escadron BELLEMARE, Feuille de Renseignement de Merebbi Rebbo, Tiznit le 10 décembre 1929, 3H2154.
[10] Tachelhit, langue berbère usitée dans le Haut-Atlas occidentale, la vallée du Sous et l’Anti-Atlas.
[11] Hassanya, langue arabe usitée dans tout l’Ouest saharien et l’Oued Noun.
[12] Depuis les aérodromes de Ben Sergao et Tiznit, lors de l’ultime assaut contre les tribus de l’Anti-Atlas, cinq opérations de bombardement eurent lieu sur Kerdous du 27 février au 4 mars 1934 selon les archives militaires de Vincennes.
[13] Imhdarn (sg. amhdar), terme berbère désignant les jeunes garçons confié à un lettré pour leur enseigner l’écriture et la lecture du Coran.
[14] Ces ruines seraient, selon les gens de Kerdous, les dernières traces de l’habitat des premiers habitants du pays qui auraient été juifs.

4 commentaires:

  1. Louange à Dieu seul.

    La ville de Sidi Bouothmane souhaiterai commémorer le centenaire de la bataille de Sidi bouothmane le 6 Septembre 2012.

    Nous avons chercher humblement des informations relatifs à cette bataille selon des sources francaises.
    On aimerai bien de vos lumières sur le sujet notamment sur le Cheik el hiba, la résistance marocaine contre le protectorat Franco-espagnol et la lutte anti-colonial et ses répercussions sur le Maroc.

    Il nous adresse plus particulièrement de cibler le sujet sur la ville de Sidi Bouothmane et le massacre que fut cette bataille.
    Nous pensons au famille des défunts, des combattants et ainsi avec l'aide de Dieu leurs rendre Hommages.

    Il nous conviendrai d'avoir pour la cérémonie des gens influents par leur savoir pour confirmer les faits et les relater.
    Nous avons pas expérience dans la réalisation d'une cérémonie d'une telle valeur.

    On vous demande donc de nous aider à réaliser une commémoration pour les victimes de la bataille, et faire diffuser aux différentes générations locales, national, et même international, l'histoire de notre pays, de notre cher belle ville.

    On souhaiterai que la winaya de Marrakech puisse nous aider fortement à faire reconnaître le massacre qu'a précédée le venue du colonel Mangin à Marrakech le 7 Septembre après la boucherie de la veille.

    Nous avons une pensée très affectueuse a Cheikh Maa Al-Ainine Mohamed Fadel Cheikhani Ben Cheikh M'hamedi qui a retracé la vie de Cheikh El-Hiba. Nous souhaitons avec l'aide de Dieu pouvoir faire cette cérémonie a ces cotés.

    Population de Sidi bouothmane, nous réclamons une considération qui permettrai, si Dieu le veut, de faire une réconciliation avec le passé,nous mêmes et avec les auteurs.

    Parlons de notre histoire commune proche, ramadan moubarak à tout le monde, que Dieu bénisse vos famille et qu'il vous guide sur le bon chemin.
    La ilaha illa allah mohamed rasoul allah.

    -Ci joint deux iconographie qui relate les faits. Malheureusement se sont les seuls documents que nous avons pour l'instant en possession via internet... On serait très intéressé de pouvoir consulter tous les documents officielles relatifs aux faits pour les archiver dans le musée de la ville. On souhaite récupérer toutes les informations sur les défunts, et faire de Sidi Bouothman non pas une ville qui figure dans de nombreux guide touristique comme une ville qui fut massacré par le colonnel Mangin avant la prise de Marrackech, mais une ville qui célèbre le combat symbolique de El Hiba malgré la défaite technologique et humaines.

    Soyez le bienvenue dans notre belle contrée.

    Observations: Sidi bouothmane est réputé par les bienfaits de la qualité de son air,de l'eau et de ses grillades... Avec sa belle foret ou gambade sur nos morts des gazelles d'adam...
    " Nous sommes à Dieu c'est à lui que nous retournerons".

    Dieu Le Tout Puissant a dit :
    يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آمَنُوا ارْكَعُوا وَاسْجُدُوا وَاعْبُدُوا رَبَّكُمْ وَافْعَلُوا الْخَيْرَ لَعَلَّكُمْ تُفْلِحُونَ
    « ô vous qui croyez, inclinez vous, prosternez vous, adorez votre Seigneur, et faîtes le bien, peut être réussirez vous»
    (Sourate Al Hajj (le Pèlerinage) : verset 77).

    Soyez les bienvenus à Sidi bouothmane et à la réalisation d'un projet culturel qui après un siècle n'a jamais été célébrer et qui a pour but de mettre en valeur l'histoire de notre magnifique pays.

    Le projet est beau, noble, grand par l'importante que vous lui apporterait.

    Nous allons prier Dieu qu'il nous aide.

    Salam alaykoum

    Fait le 24 Ramadan 1433
    Téléphone: +212667090125 / 0630928303

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  2. Aït Ouamazzer : hmad goumazzer d'assif oudrar a été tué par ses freres d'armes des ida oubaakil ; il etait un amghar de combat d'exception : stratege traditionnel ,s"adaptant au terrain et a la force de feu meme contre les troupes coloniales , les grands caids l'evitaient par prudence.
    Le chant des femmes de la tribu entre les années 20 et les années 40 : Oh,chretiens des IDA OULTIT(confederation de tribus) pourquoi vous avez tué Hmad Goummazer ,il n'a fait du mal a personne, il n'a volé personne.

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  3. Ahmed El Hiba a commis une terrible erreur fatale en refusant l'avis de Hmad Goummazer (Ait oumazzer) quand il s'opposa a la neutralisation des grands caids du sud (Glaoui,Mtougi,Goundafi,Abdi,Ayad) a Marrakech , la veille de la bataille de Sidi Bou Othmane face au General Mangin

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  4. Il est parfois difficile de savoir si on est victime, ou si d'autres personnes vivent des situations similaires à la nôtre. L'engagement quotidien de la BRIGADE SIGNAL ARNAQUE est de permettre à toutes les personnes victimes d’arnaque de connaitre leurs droits et de les faire valoir en déposant une plainte avec des preuves pouvant permettre aux Officiers de Police Judiciaire de mener des enquêtes qui aboutiront à l’arrestation des cybercriminels. Ces victimes seront ensuite soutenues dans toutes les démarches administratives alors si vous êtes victimes d’une quelconque arnaque, veuillez contacter :
    brigade_signal_arnaque@europamel.net / brigadesignalarnaque@mail.com

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